Numérique et mutations sociales

Intervention du 16 octobre 2018 auprès des auditeurs en Master 2 Transition numérique et innovation collaborative / CNAM

« Il faut revenir aux fondamentaux de l’humain » (François Silva)

En transformant le quotidien de chacun, le numérique accélère et radicalise les changements auxquels la société civile et les entreprises sont soumises (Lemoine, 2014) [1] . Comment ces dernières peuvent-elles mieux prendre en compte les aspirations nées de ces transformations ? Par son intervention, François Silva nous invite à “comprendre le monde en changement pour (re)penser l’entreprise d’aujourd’hui”.

François Silva propose de considérer le changement de paradigme auquel contribue le numérique, au travers d’un regard porté sur les mutations sociales.

En effet, la société vit des évolutions profondes sur le temps long et nous n’avons pas toujours conscience de ces changements. Nous les vivons au quotidien en y participant par de nouveaux comportements, avec des pratiques qui deviennent usuelles.

Ainsi, le couple et plus largement la famille se sont transformés en Occident au cours du siècle dernier. Nous sommes passés de la puissance paternelle (chef de famille) qui correspondait au pouvoir exclusif du père à la notion d’autorité parentale. L’émergence de la démocratie dans le couple (depuis la fin des années 1960) a permis le développement de relation entre adulte, entre égaux.

C’est ainsi que parallèlement se développe en entreprise la notion de démocratie. En effet, face à la complexification des situations, les organisations doivent repenser leurs modalités décisionnelles.  En effet, la décision prise par une seule personne n’est plus acceptable, la demande de participation devient forte. Émergent ainsi des processus de prise de décision collégiale. Ce qu’illustrent Thibaud Brière et Thibault Le Texier par cette question : “Pourquoi acceptons-nous d’être commandés dans les entreprises d’une façon que nous réprouvons ailleurs ?[2] 

Pour François Silva, les entreprises doivent ainsi s’interroger pour développer de nouveaux modes d’organisation « démocratiques » en écho aux aspirations nées de ces transformations.

Gouvernance démocratique

C’est donc la question de la démocratie dans l’entreprise qui se pose : la gouvernance des femmes et des hommes, et la participation à la prise de décision, entre mise en débats et action, est à mettre au cœur des questionnements. Si la démocratie d’entreprise est considérée comme un enjeu majeur, quelle démocratie doit-on encourager ? En effet, si la France a promu la représentation des salariés, par le biais des syndicats et des délégués du personnel, elle devrait aussi favoriser les modes de décision au quotidien qui passe fondamentalement par une capacité de débats et de discussions en amont. Mais aussi dans leur participation à la gouvernance des entreprises (Thibaud Brière et Thibault Le Texier, Armand Hatchuel et Blanche Segrestin).

Interactions avec Autrui

Nous assistons depuis quelques années à l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail, plus horizontales et plus souples. Certes la notion d’équipe y est toujours importante, mais une autre  question primordiale émerge : la relation : “Mais écouter l’autre s’apprend et cet apprentissage modifie la relation à Autrui” (François Silva).

En effet, pour François Silva, la reconnaissance mutuelle, basée sur l’écoute d’Autrui nécessite une obligation  du décentrement, notion développée par l’anthropologie  (Maurice Godelier)[3].  Il est nécessaire que chacun apprenne à prendre du recul par lui-même en s’appuyant sur un certain nombre de techniques et de méthodes. Cela permet de développer un relationnel de qualité ayant un minimum d’authenticité.

Ainsi la communication peut s’effectuer en évacuant le maximum de signes pouvant potentiellement « polluer » la relation interpersonnelle. Cela constitue une des conditions indispensables à la mise en œuvre de la démocratie économique au sein des entreprises.  Il s’agit d’adopter des postures nouvelles dans le rapport à Autrui.

Régulation nécessaire

Pour accompagner la mise en œuvre de ces nouvelles pratiques, des outils, des méthodes et des démarches de régulation comme par exemple des groupes d’échanges de pratiques sont mis en place. En effet, changer les pratiques nécessite que les personnes échangent entre elles  sur leurs pratiques. Pour Etienne Wenger,[4]  un des précurseurs des communautés de pratiques, l’engagement dans une pratique sociale est le processus fondamental par lequel on apprend et on évolue par des échanges réciproques.

Les Canadiens Adrien Payette et Claude Champagne[5] ont travaillé sur la notion d’ateliers  de codéveloppement professionnel, une approche de formation qui mise sur  le développement des interactions entre les participants. En l’absence de responsable hiérarchique, six à huit personnes, se réunissent deux heures par mois. Avec une distribution des rôles tournants (une personne cliente qui exprime un besoin ou un problème, les autres “consultants” proposant des solutions). L’animateur veille à ne juger ni les uns ni les autres. Les auteurs relèvent combien cette posture n’est pas naturelle dans notre culture occidentale qui nous pousse à être dans le jugement d’autrui.

C’est au niveau de la direction générale de l’organisation que ces nouveaux modes de gouvernance doivent être impulsés. En effet, seule l’autorité de la direction générale peut lancer de tels changements, en mettant en place des pratiques et des outils de régulations pouvant nécessiter l’intervention de régulateurs voire de médiateurs.

Exemples d’entreprises qui évoluent

 Organisation systémique, sociocratie, “entreprise libérée”, gestion holistique, psychologie positive : des entreprises ont fait le choix d’évoluer, comme Buurtzorg, Favi, Patagonia, Boulanger, Decathlon ou encore Michelin qui expérimente dans ses usines une organisation sans agent de maîtrise ni chef d’équipe. Leroy Merlin pour sa part laisse une grande autonomie aux salariés, qui travaillent et animent des communautés par familles de métiers ou par activité.

Le changement de paradigme : passer des repères aux re-pairs

« Sans père, ni repère, quelle place parmi les pairs ? » (Jacques Lacan)

L’enjeu aujourd’hui est de construire de nouveaux modes de relations, de faire sienne les notions de reconnaissance mutuelle – notion essentielle sur laquelle se développe la démocratie (Alex Honneth) [6] – d’égalité, de solidarité et de bienveillance. Nous parlons bien ici de penser l’autonomie de l’équipe, non celle de l’individu. Une équipe qui doit pouvoir créer de la différence, de l’altérité pour créer du mouvement et aller de l’avant. Et le numérique participe à ce “monde qui bascule”.

François Silva, après nous avoir proposé ces nouveaux re-pairs (reconnaissance mutuelle, respect de la personne, discussion et débat, régulation et médiation, modes de décision et de relation démocratiques), a enfin présenté une grille de lecture (voir ci-dessous) permettant de comprendre le basculement  de la modernité à la post-modernité – en reprenant les concepts développés par Michel Maffesoli.

 

François Silva

  • Professeur à Kedge Business School
  • Chercheur au Laboratoire de Recherche DICEN (Sciences de l’Information et de la Communication) du CNAM
  • Président de la Commission SIRH/Numérique de l’ANDRH
  • Vice-Président de l’IAS (Institut international de l’audit social)
  • Auteur de nombreux livres et articles sur les nouvelles technologies et la numérisation du monde
  • Plusieurs rapports sur les nouvelles pratiques sociales générées par les Nouvelles Technologies (ANDRH, CIGREF, ORSE, DDD….)

 

Article de Edith Le Gourrier et Blandine Rémiot

[1] Rapport Lemoine sur la «Transformation numérique de l’économie?», Rapport au gouvernement. 2014 . Le portail des ministères économiques et financiers.

[2] BRIERE, Thibaud et LE TEXIER Thibault. « Démocratiser l’entreprise ». Esprit, Juillet 2018.

[3] GODELIER Maurice. La pratique de l’anthropologie : du décentrement à l’engagement. Presses universitaires de Lyon, décembre 2016.

[4] WENGER, Etienne. Communauté de pratique et théorie sociale de l’apprentissage. Cambridge University Press. 1998

[5] PAYETTE, Adrien, CHAMPAGNE, Claude. Le groupe de codéveloppement professionnel. Québec : Presses de l’université du Québec. 2005

[6] CARRE, Louis, 2013. Axel Honneth: le droit de la reconnaissance. Paris : Michalon, 127 pages, le bien commun.

1 commentaire sur « Numérique et mutations sociales »

  • Merci pour ce compte-rendu. M. Silva me semble courir après Mary Parker Follet (1868-1933), citée par exemple dans le Manuel de Prospective stratégique de Michel Godet (3e édition, Tome 1, 2007, pp.33-35) :  » le rôle de l’homme le plus haut placé n’est pas de prendre des décisions pour ses subordonnées mais bien de leur apprendre comment résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Le meilleur chef ne convainc pas ses hommes de suivre sa volonté, il leur montre ce qu’ils doivent faire pour assurer leurs responsabilités explicitement définies. Un tel dirigeant ne souhaite pas penser à la place des autres, au contraire, il les entraîne à penser par eux-mêmes ». Le tableau inspiré de Michel Maffesoli mérite aussi d’être mis en perspective. L’expérimentation, la régulation et le feed-back ont toujours été au coeur de l’expérience humaine. La post Modernité est résolument prométhéenne (transhumanisme, renouveau de la conquête spatiale…). L’humilité n’est pas vraiment son fort. Enfin, une discipline telle que la prospective, d’une vieille modernité (futur, progrès, accélération du temps), traite depuis des décennies du décentrement, des interactions avec autrui et du changement de paradigme… Elle offre au numérique une perspective temporelle bienvenue.
    Salutations dionysiaques,
    Sébastien Holué

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