Transition numérique du monde : Enseigner et apprendre / Sophie Pène

La transition dans le monde de l’éducation est en marche. La pression sociale est forte pour que l’école s’adapte aux défis de demain. Cependant, à l’heure où l’on parle de disrpution des institutions traditionnelles et de nouveaux usages, comment innover dans ce domaine tout en préservant les innombrables richesses de ce secteur ? Sophie Pène, professeur à l’Université Paris Descartes et spécialiste de ces questions, nous apporte quelques éléments de réponse.

 

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Contrairement à certains discours très en vogue, il n’est pas possible de parler de révolution anthropologique concernant le bouleversement technologique opéré il y a quelques années. Deux raisons viennent expliquer ce positionnement. Tout d’abord, les êtres humains n’ont pas le recul nécessaire à ce type d’évaluation et d’autre part, les chercheurs en sciences cognitives arguent que la structure du cerveau humain n’a pas été modifiée depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs.

Néanmoins, il est incontestable que nous vivons une période de transformation. Cependant, cette dernière est à rapprocher de la révolution agricole ou de la sédentarisation, à savoir une modification sociétale et économique profonde. Assistons-nous alors à une révolution de la singularité ?

Même si nous constatons une explosion des connaissances concomitante au perfectionnement des machines, il est important de se garder de toute dérive transhumaniste. Selon John Katz, Internet facilite plutôt le développement de comportements grégaires. Les réseaux sociaux incitent les internautes à s’organiser en communautés, “en petits mondes”. Il précise en outre, que ce type d’interactions favorise la pensée libertarienne. En effet, ces multiples groupes ont tendance à penser et agir en fonction de leurs intérêts propres.


La transformation numérique de nos jours : “nos vies connectées”


Le discours pour qualifier l’évolution technologique est désormais différent. Il y a dix ans, les chercheurs parlaient volontiers de fracture numérique. Désormais, la pénétration numérique est à l’ordre du jour. Nous apprécions de manière plutôt positive ce changement de notre mode de vie. Internet est perçu comme un moyen d’émancipation citoyenne, comme le propose l’ouvrage Being digital citizens d’Engin Isin et Evelyn Ruppert. Les mouvements de Civic tech visent également  à améliorer le système politique. Ils concourent à une plus grande transparence de l’action des politiques. Leur objectif est notamment de réduire l’influence des notables locaux.

Il est toutefois important de ne pas tomber dans l’angélisme et les récents discours alarmistes d’Evgeny Morosov, d’Edward Snowden ou d’Aaron Swartz sont là pour nous le rappeler. Les questions de resserrement des libertés publiques, d’embrigadement des individus et de surveillance de masse sont de plus en plus prégnantes.

Dans ce contexte, comment ré-articuler un monde relativement démembré ? La raison de cette situation est à chercher dans l’établissement d’une vision d’espèce hors et contre les individus. Le perfectionnement des machines conduit à de profondes modifications du travail. De plus en plus, les tâches des employés se veulent plus enrichissantes, créatives, sources d’apprentissages et d’investissement. Les activités les plus rebutantes sont désormais, pour certaines, automatisées. La tentation est donc de laisser les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) “guider” notre vie. Néanmoins, ces changements n’ayant pas été effectués avec notre consentement ou notre participation, les menaces de dérives sont particulièrement préoccupantes.


Société numérique et société apprenante


Enfin, nous abordons la relation entre société numérique et société apprenante. Sophie Pène nous présente tout d’abord deux exemples particulièrement significatifs.

Le cas du Mundaneum de Paul Otlet et Henri Lafontaine est présenté en premier. Il s’agit d’un centre d’archives crée à Bruxelles en 1920. L’idée de ses fondateurs était de réunir, pour la première fois, dans un lieu unique, toutes les connaissances du monde, sous toutes leurs formes. Fils d’industriel, Paul Otlet s’employa à rassembler des recherches scientifiques et des savoirs appliqués. En 1905, il créeront la Classification Décimale Universelle, système d’indexation particulièrement efficace. Récemment, l’INA a qualifié  le Mundaneum de “Google de papier”. En 2017, le projet HyperOtlet, mené par Olivier Le Deuff, perpétue cette oeuvre et rappelle le caractère pertinent et novateur de cette organisation documentaire. Les deux juristes belges inspireront également la future architecture du Web.

La seconde idée révolutionnaire apparut en 1945. Ainsi, le MEMEX de Vannevar Bush se trouve être le premier ordinateur analogique fictif. L’originalité de la démarche consistait à disposer d’une machine pouvant à fois penser et mémoriser. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une extension mécanique du cerveau. Dans son ouvrage, les Origines du Web, Fred Turner rappelle que Tim Berners-Lee utilisa également ce concept lors de la création du Web.


L’organisation documentaire aujourd’hui


Depuis dix ans, nous assistons à une véritable libération documentaire. La disponibilité des ressources est extrême. Cette situation pose à nouveau la question de l’organisation des connaissances. Quelques avancées technologiques ont permis de localiser plus facilement les documents sur Internet, comme la recherche en full text ou la semi-indexation mais ne résolvent aucunement le problème posé.

Pour répondre à ces besoins de plus en plus pressants, le chercheur Bruno Latour propose le concept de démocratie technique. Cette théorie repose sur l’idée que le citoyen est acteur dans le choix de la politique exercée, de la personne qui l’incarne et des décisions qui sont prises. Il est à noter qu’une telle forme de démocratie présuppose que le citoyen soit détenteur d’une literacy technique lui permettant d’exercer son pouvoir.

Cette question incitera Bruno Latour à développer un second champ de recherche, l’étude des controverses dont l’objet est de réunir le plus simplement possible, les principales informations concernant un sujet de société.


L’organisation apprenante


Il s’agit d’un modèle managérial datant d’une vingtaine d’années. Son objectif est de reconnaître et de valoriser les apprentissages au travail. Par ailleurs, les savoirs se déposent également dans l’organisation, l’entreprise apprend aussi  de ses salariés. Le sociologue Philippe Zarifian a contribué à redonner un second souffle à cette conception du travail, les entreprises libérées également.

Dans ce contexte, l’abondance d’information peut facilement nous submerger. Si nous avons vu plus haut que notre cerveau n’avait pas subi de bouleversements, il n’en est rien de notre rapport au temps. Il en résulte une grande fatigue, physique, morale et intellectuelle. L’empreinte physique de cette connexion permanente est inscrite en nous.

Ce sentiment touche également les élèves qui souffrent des mêmes maux. Cette détresse émotionnelle est accentuée par le fait que, désormais, tout ce qui se produit d’intense ou de secouant, faits divers et révélations, ne vient plus de l’école. Comment l’école intègre t-elle ce nouveau paradigme ? La réponse qu’elle apporte est simple et complexe à la fois : l’innovation pédagogique. Néanmoins les mêmes questions restent sans réponse : que faut-il apprendre ? À qui ? Comment ? L’exemple de l’apprentissage de la programmation est particulièrement édifiant. Comment intégrer l’enseignement du numérique au cursus scolaire sans tomber dans “le bricolage”? À l’heure où le numérique est plutôt perçu comme un outil d’empowerment social, il convient de déterminer quelle école conviendrait à notre monde actuel.

À ce titre, les chercheurs en éducation estiment que le numérique pourrait accentuer les inégalités sociales. Ainsi, alors que certains élèves pourront se voir offrir des cours particuliers ou participer à des coding goûters, d’autres resteront en marge.


Article écrit par Mélanie Cattiau

 

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