Hackers de l’Age du Faire


Retour sur l’intervention de Michel Lallement et son étude des communautés hackers de San Francisco.


Souvent confondu avec la figure du black hat hacker (ou cracker) qui est assimilé à un acteur de la cybercriminalité, le hacking est défini par Richard M. Stallman, hacker pionnier au MIT dans les années 70, comme « l’exercice d’une ingéniosité de façon ludique, particulièrement en programmation informatique » 1. Le hack est à l’origine un bricolage destiné à contourner un problème de code informatique en bidouillant avec talent. Selon l’essayiste Kenneth McKenzie Wark  « Pour être qualifiée de hack, la trouvaille doit être imprégnée d’innovation, de style et de virtuosité technique. Les termes « hacking » et « hacker » ont émergé sous cette signification chez les ingénieurs en électrotechnique et en informatique » 2

D’essence informatique et technologique, la « hacker attitude » irrigue désormais des champs aussi divers que l’impression 3D, le travail du bois, le design ou la biologie, à la faveur du développement des réseaux numériques reliant les makers. D’après la sociologue Marie-Christine Bureau « la hacker attitude érige le pouvoir de la créativité et de la curiosité contre toutes les limites imposées par des organisations figées. » 3 


Dans son ouvrage L’Âge du faire – Hacking, travail, anarchie – publié en 2015, Michel Lallement, titulaire de la Chaire d’analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations du CNAM, livre son travail ethnographique sur les communautés alternatives de hackers de la Bay Area en Californie. Intervenant pendant une matinée dans le cadre de notre master, Michel Lallement revient sur l’objet auquel il s’est consacré pendant une année. 

San Francisco – Bay Area

En posant comme cadre méthodologique l’observation participante et l’étude de la manière dont les collectifs de hackers/makers de San Francisco créent des organisations non-hiérarchisées et coopératives à la marge du système productif dominant, Michel Lallement soutient l’hypothèse que ces modèles d’inspiration proudhonienne présageraient d’une alternative sérieuse aux organisations formelles liées au développement des grandes industries et des bureaucraties qui, selon le sociologue des organisations Michel Crozier, sont l’incarnation des visions mécanistes de Weber, Taylor et Fayol 4. Face au caractère de subordination du travail salarié en lien avec l’hétéronomie immanente à la rationalisation structurelle de la production et à la régulation bureaucratique, Michel Lallement avance l’expression d’une dynamique d’autonomie valorisant la notion de « travail pour soi ». En ce sens, il postule que le mouvement Maker/Faire issu de la rencontre entre les pratiques de la pédagogie active et la culture hacker constituerait un foyer de recomposition sociétale menant par-delà les formes traditionnelles du travail, à un dépassement notable du taylorisme et de ses avatars.

Noisebridge

Parmi les communautés de hackers San-Franciscaines, Noisebridge a constitué le lieu central de l’enquête menée par Michel Lallement. Revendiquant une filiation idéologique anarchiste, ce collectif fondé en 2007 par les hacktivistes Mitch Altman et Jacob Apelbaum est le plus célèbre de la Baie de San Francisco et un des plus anciens. Il fonctionne selon les principes de la démocratie directe, de la gestion par consensus et du pouvoir do-ocratique 5 où « le pouvoir doit appartenir à ceux qui font, non à une autorité centralisée seule détentrice de la légitimité à impulser, structurer, coordonner et contrôler les actions de tous. » Dans la détermination quotidienne de la mise en action des principes d’autogestion, il s’y déploie, selon l’auteur, une tension régulatrice s’opposant à l’esprit anarchiste revendiqué, normative et productrice de hiérarchies de fait liées à la reconnaissance qui se base essentiellement sur les compétences techniques du membre. Organisation ouverte et sans but lucratif, Noisebridge forme un creuset pour la diffusion des valeurs inscrites dans l’éthique des hackers.

UN PHÉNOMÈNE ENRACINÉ DANS UNE VOCATION SOCIO-ÉMANCIPATRICE

Définie et codifiée par Steven Levy en 1984, l’éthique des hackers 6 est le produit d’une histoire qui associe étroitement des acteurs d’une industrie informatique de pointe à l’héritage de la contre-culture libertaire californienne des années 1960-1970. A cet égard, lorsque le Whole Earth Catalog, conçu sous l’impulsion de Stewart Brand, figure majeure de la culture alternative californienne hippie, a remporté le National Book Award en 1971, cette consécration traduisit un désir collectif d’expérimenter la pratique du Do-It-Yourself (faire soi-même) sur un mode naturel, autonome et flexible. Dans un contexte de préoccupations écologiques, le catalogue présentait de multiples objets, outils et instruments utiles pour un style de vie créatif et autosuffisant. Levier privilégié au service de l’émancipation sociale, la technologie notamment informatique et le gout prononcé pour les objets matériels resteront, selon Michel Lallement, une constante du monde hacker.

Hackerspace

En promouvant le Do-It-Yourself (DIY) et le Do-It-With-Others (DIWO) ou faire-avec-les-autres, la praxis hacker a favorisé l’émergence du mouvement Maker/Faire actuel. Stimulé par une forme de sécularisation des savoirs et des techniques rendue possible par la diffusion massive de la connaissance par les réseaux numériques, le phénomène Makers/Faire s’est propagé de manière très nette depuis une quinzaine d’années, sur fond d’approche autodidaxique.

Dès 2005, l’entrepreneur américain Dale Dougherty publie le magazine bimensuel Make et touche un vaste public sensible à la valorisation du DIY et du DIWO. Face à l’engouement suscité par la vague Faire, le magazine initie la tenue d’évènements itinérants, organisés à l’échelle internationale et baptisés Maker Faire. Ces foires réunissent une grande diversité d’adeptes du Faire tels que des ingénieurs, des artistes, des auteurs ou des inventeurs. Fidèles aux préceptes hérités du hacking, les makers entretiennent une relation téléologique singulière au travail où, selon Michel Lallement, le travail est « une activité que l’on exerce pour se faire plaisir » et où « ce qui compte est l’action de faire et non le résultat du faire ».

Mouvement Maker

Dans un contexte contemporain où la question du travail fait débat, Michel Lallement opère un rapprochement entre sociologie du travail et philosophie politique comme il l’avait déjà accompli dans un précédent ouvrage dédié à Jean-Baptiste André Godin et le Familistère de Guise 7. En prolongeant cette démarche interdisciplinaire dans L’Âge du Faire, le sociologue étaye l’observation d’un cas concret d’application d’une utopie.

DES LIEUX HÉTÉROTOPIQUES PORTEURS D’UNE UTOPIE CONCRÈTE

En 1976, le philosophe allemand Ernst Bloch émettait l’idée, dans son livre Le Principe espérance, que l’utopie doit s’appuyer sur un savoir pour faire de l’espérance une espérance éclairée, et devenir ainsi  une « utopie concrète » inscrite dans la matérialité du monde, utopie qui permet de déceler dans le réel « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ». Pour Michel Lallement,  l’éthique Hacker et l’esprit du Faire relèvent ensemble des prémices d’une utopie concrète qui produit du sens par l’action tangible.

Ernst Bloch

Le développement du hacking et du Faire consacre l’apparition de tiers-lieux physiques et/ou virtuels qui mettent l’accent sur l’importance pour les individus d’exercer un travail autonome hors des contraintes organisationnelles ou marchandes susceptibles d’engendrer de la souffrance morale au travail 8. Pour Michel Lallement, devenir hacker c’est « vouloir reprendre la main sur son destin, agir sur le monde matériel pour mieux tenter d’agir sur soi-même », en investissant des lieux hétérotopiques 9 qui jouent, selon le philosophe Emmanuel Nal,  le rôle émancipatoire « d’un laboratoire permettant d’apprendre à faire sien un espace »  qui « se constitue en réaction aux espaces de contraintes, sociales… » et qui convoquent la possibilité « de faire preuve de créativité lorsqu’elle (l’hétérotopie NDLR) devient l’écrin de fantaisies secrètes ».10

Chaos Computer Club – Berlin

Bien que la genèse de ces contre-lieux physiques dédiés à la passion de l’électrotechnique et de l’informatique soit à situer dans la Silicon Valley naissante de 1975 (Homebrew Computer Club) où on commence à fabriquer de toutes pièces les ordinateurs de demain, la matrice des hackerspaces contemporains est le Chaos Computer Club (CCC), créé en 1981 en Allemagne. Fortement engagé dans les questions de cyber sécurité et pour la liberté de l’information, le CCC s’affirme très tôt comme un collectif de hacker d’utilité sociale et politique en lançant des alertes liées à la vulnérabilité des systèmes d’information. Plusieurs hackers ayant fréquenté le CCC ont été au coeur de l’actualité de ces quinze dernières années comme Boris Floridic alias Tron (jeune prodige de la cryptographie retrouvé pendu à un arbre en 1998 11), Daniel Domscheit-Berg (bras droit de Julian Assange jusqu’en 2010) ou encore Jacob Appelbaum, le co-fondateur de Noisebridge. En parallèle de son engagement dans la création du hackerspace de Mission Street, Jacob Appelbaum a été un des principaux hackers du projet anonymisant Tor et le porte-parole de WikiLeaks en 2010. Au-delà des déboires liés à sa proximité avec l’ONG de Julian Assange et des démêlés consécutifs avec les autorités américaines qui lui ont valu de s’exiler à Berlin 12, le parcours du co-fondateur d’un des plus importants hackerspaces montre une affiliation sans équivoque à l’engagement politique en faveur des libertés.

Logo de Noisebridge

A Noisebridge, la liberté de faire et le désir de partager se sont fixés sur un makerspace de 480m2 au 1er étage d’un immeuble du quartier hispanique de Mission Street. Avec des équipements open source software comme l’imprimante 3D RepRap ou la carte électronique programmable Arduino et des découpeuses à laser dont les acquisitions sont principalement financées par les cotisations statutaires ou proviennent de dons, le hacklab offre aux bidouilleurs des moyens techniques de conception, de prototypage et de fabrication d’objets. Pour Mitch Altman, le co-fondateur de ce vaste atelier également pourvu d’outils classiques comme des marteaux, des fers à souder ou des perceuses, « Noisebridge est et doit rester un lieu où tout le monde est bienveillant et s’encourage dans les projets, sans aucun jugement. »13. Suivant ce propos, le tiers-lieu 14 qu’est Noisebridge représenterait un espace d’intermédiation culturelle ayant pour rôle de favoriser la discussion et les interactions sociales en rapprochant des individus de différents milieux, professions, niveaux socioéconomiques et points de vue. Dans les faits, outre un faible taux de féminisation, l’enquête de Michel Lallement montre une surreprésentation de profils trentenaires diplômés exerçant une activité professionnelle dans l’ingénierie, l’informatique ou le consulting au sein de grandes entreprises et de startup pour une moitié d’entre eux.

DES POSITIONS SINGULIÈRES ENTRE ANARCHISME ET LIBERTARIANISME

Œuvrant dans une dynamique de désintéressement et n’accordant pas, à priori, de priorité à la valorisation marchande de leurs inventions, les hackers/makers de Noisebridge évoluent individuellement dans une communauté où, selon Michel Lallement, « (ces) collectifs ressemblent davantage à des sommes d’individualités enfermées dans des bulles de préoccupations personnelles qu’à des collectifs soudés et motivés par un même objectif. » Le sociologue soutient par  ailleurs que les hackers militent pour « une forme d’individualisme positif ». L’individualisme positif 15 se déterminerait alors comme un dispositif « oxymorisant » la relation à soi-même et aux autres et qui se fonde sur l’idée s’apparentant à « seul avec les autres » ou « ensemble tout seul » pour finalement permettre de travailler pour soi avec d’autres en envisageant ces derniers comme ressources sociales.

Noisebridge

A travers ce modèle particulier de socialité qui caractérise les hackerspaces comme Noisebridge, on apprend essentiellement en faisant et en partageant ce qu’on apprend. Michel Lallement rapporte « (qu’) une centaine de personnes gravitent autour de cet espace où l’on peut fabriquer des objets avec des imprimantes 3D, cultiver des champignons ou apprendre une langue étrangère »16 par la mutualisation des équipements et des savoirs. On y rencontre à la fois des militants qui se réclament de l’anarchisme et des ingénieurs de la Silicon Valley, l’épicentre du techno-capitalisme actuel. A travers une grille de lecture wéberienne 17, Michel Lallement définit quatre idéal-types de hackers comme, parmi deux d’entre eux qui investissent une partie notable de leur temps, celui qui est pleinement engagé dans le faire et pour la cause du fairele virtuose – et celui qui valorise le marché en envisageant une réussite économique – l’homme de la vocation-profession – .

Cette ligne de partage porteuse de tension et d’ambivalence au sein de la structure hétérotopique Noisebridge pourrait s’inscrire dans une forme de dialectique hégelienne de nature politique. Si aux États Unis la philosophie libertarienne d’inspiration économique capitaliste 18 se réclame de l’idéologie libertaire, cette dernière dans son acception historique s’y oppose par essence. En se fondant en partie sur des valeurs anarchistes, le courant anarcho-capitaliste du libertarisme présente l’aspect d’une ambiguïté qui s’incarne dans des rapports de force interne à l’écosystème des hackerspaces de la Bay Area. Entre visions techno-libertariennes de certains hauts dirigeants de la Silicon Valley et contre-culture numérique militante inspirée du Chaos Computer Club 19, les « virtuoses » ou les « hommes de la vocation-profession » s’inscrivent dans la pluralité d’action des white hat hackers décrits et étudiés par Michel Lallement.

UNE DYNAMIQUE CROISSANTE DES PÉRIPHÉRIES VERS LE CENTRE

Au-delà du faire envisagé comme une fin en soi ou du faire considéré comme un moyen pour soi, le phénomène du faire s’amplifie à travers le monde. Selon le site www.diy.webodate.fr qui se base sur les données de hackerspaces.org, le nombre de hackerspaces est passé de 56 à 1127 entre 2004 et 2012 alors que pour les années 1950 et 2003, le site dénombre respectivement 1 et 51 hackerspaces. Aujourd’hui, hackerspaces.org recense 2361 hackerspaces parmi lesquels 1424 sont actifs. Pour Chris Anderson, ex-rédacteur en chef du magazine techno-utopiste Wired et petit-fils d’inventeur, La nouvelle révolution industrielle portée par les makers 20 est à mettre en relation avec une modification profonde des mécanismes de l’économie. Bien que la plupart des productions du faire relève davantage du hobby et de l’accomplissement personnel par la fabrication, l’auteur prophétise que des milliers de créateurs d’entreprise makers industrialiseront un DIY décuplé par la puissance des « effets de réseau ». Émancipés grâce au partage de compétences et de connaissances, notamment à travers la diffusion des tutoriaux, les makers bénéficient déjà de ressources mutualisées et adoptent des méthodes d’élaboration issues du design, de l’industrie et du prototypage à la faveur d’outils numériques démocratisés.

S’inscrivant dans une dynamique indissociable de l’avènement  du web social, les praticiens du faire sont, selon Marie-Christine Bureau, « à la fois héritiers d’une tradition assez ancienne de do-it-yourself (faites-le-vous-même NDLR), mais aussi de l’éthique hacker autour du numérique et de l’informatique, avec l’idée de maîtriser les technologies et non de les subir » 21. En ce sens, la tradition du faites-le-vous-même français appelé aussi Système D constituait en partie une riposte sociale contre les nuisances avérées de la révolution industrielle et des organisations du travail engendrant de l’hétéronomie. A ce titre, Marie-Christine Bureau soutient qu’après la guerre de 14-18, « l’essor du bricolage comme pratique populaire coïncide avec le développement du taylorisme : loin de la rationalisation du travail qui s’impose alors dans les usines, les ouvriers y trouvent un moyen d’améliorer l’ordinaire tout en donnant libre cours à leur propre créativité. » 3

En France, la 3ème édition de Maker Faire Paris s’est tenue au printemps 2016 après avoir attiré, un an plus tôt, 35 000 visiteurs sur le thème de l’innovation, de la créativité populaire et de l’ESS 22. Parmi les caractéristiques générales et les traits communs des 239 makers français également étudiés par Michel Lallement avec deux de ses consœurs 23, un nombre important d’entre eux sont diplômés de l’enseignement supérieur et ont une expérience marquée dans le champ de l’éducation populaire. Ces qualités révèlent notamment une volonté d’inscrire l’esprit du faire dans l’engagement éclairé et l’innovation sociale. 

DES FABLABS AUX ATELIERS DE FABRICATION NUMÉRIQUE FRANÇAIS

A Montreuil, en région parisienne, la structure Lab Bricq sociale, un makerspace de type fablab homologué par le MIT (Massachusetts Institute of Technology), est engagé contre le décrochage scolaire auprès d’un public de jeunes « décrocheurs ». Lieu de valorisation personnelle par le faire, le fablab montreuillois enseigne, par exemple, le code à des jeunes âgés de 16 à 25 ans qui auront pour tâche de transmettre à leur tour le savoir qu’ils auront acquis à des élèves de primaire. « En devenant médiateur d’un savoir, d’une expertise, ces jeunes comprennent qu’ils ont appris quelque chose d’utile au fablab, ce qui est très valorisant pour eux », explique Vivien Roussel, le fabmanager de Lab Bricq 24.

Dans une étude lancée en novembre 2013 par la Direction Générale des Entreprises (DGE) et confiée à la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING) 25, une typologie des Ateliers de Fabrication Numérique (AFN) dont font partie les makerspaces et une analyse de leurs différents modèles économiques sont restituées. Le rapport d’étude montre le rôle central de la fonction de fablab manager ou facilitateur, qui correspond à un nouveau métier, apparu avec le faire. Dans un contexte où, selon Michel Lallement, « Les débouchés vont clairement croissant », « Plusieurs universités proposent désormais des formations à ce genre de fonction ». 26 Mais pour le sociologue, la centaine de hackerspaces et fablabs en France ont un impact sur l’emploi salarié encore difficilement quantifiable.

Massachusetts Institute of Technology

Traversant la frontière entre matérialité et informatique, le Center for Bits and Atoms du MIT propose de « fabriquer presque n’importe quoi » ou « de fabriquer quelque chose qui fabriquera presque n’importe quoi » 27, en aboutissant à la création du premier fablab aux États Unis. Aujourd’hui, moins de vingt ans après, plus de 1750 fablabs dans plus d’une centaine de pays incitent à penser les objets de manière différente par le faire. Pour Neil Gershenfeld, l’inspirateur de ces tiers-lieux, « Ces laboratoires font partie d’un mouvement maker plus vaste et composé d’adeptes d’un do-it-yourself en version haute technologie, qui sont en train de démocratiser l’accès aux moyens modernes de fabriquer des choses. » 28 En s’orientant sur l’art de comprendre comment fonctionnent les choses pour se réapproprier les moyens de production, le fablab du MIT lancé par Neil Gershenfeld en 2001 se situe à un croisement entre l’histoire des technologies et l’histoire manufacturière.

DES RAPPORTS AU TRAVAIL REMIS EN QUESTION ET UNE AUTONOMIE REVENDIQUÉE

Par la redistribution des capacités au sein d’infrastructure productive, cette nouvelle forme d’ateliers induit une distanciation vis-à-vis de l’ordre industriel. Pour le chercheur politologue Yannick Rumpala: « Le rassemblement de machines et de compétences effectué dans ces lieux (re)donne des prises sur les processus de fabrication et (ré)introduit les participants dans des tâches que le système industriel avait opacifiées. » 28 Les ressources technologiques permettraient le développement de capacités socio-politiques créatrices d’une valeur économique. La valeur d’usage des objets créés par ces communautés d’acteurs intéresse et inspire des entreprises et des industriels qui souhaitent intégrer le faire dans leur stratégie d’innovation. 

Créateurs et ingénieurs de divers secteurs s’associent pour œuvrer dans des fablabs initiés par des entreprises incubatrices comme, par exemple, Dassault Systèmes et son FashionLab où plusieurs initiatives dédiées aux créateurs de mode ont pour objet: « de tester et d’imaginer l’avenir du marché autour des nouvelles technologies et des solutions 3D. » 29 L’influence du faire contribue en conséquence à remettre en question la structuration verticale en silo d’entreprises qui accouchent de cultures organisationnelles capables de revitaliser le sens de la coopération et de l’innovation en interne. 

Conscientes des usages et des pratiques potentiellement disruptifs du faire sur le plan économique, des entreprises « …ont pris le parti de s’immerger dans le mouvement des Makers et accompagner la communauté pour mieux la comprendre et anticiper les bouleversements qui s’annoncent… » avance Pascal Sagnol, le responsable de la prospective de Maker Faire France 30. Des marques françaises comme BIC, Damart, Leroy Merlin ou Boulanger ont décidé de se placer au cœur de la démarche makers et, pour certaines, de s’adosser à leur pratique dans une perspective de co-design. 

DES INITIATIVES MARCHANDES COMME ADAPTATION AUX PRATIQUES 

Laboratoire de fabrication à visée marchande, les TechShops d’inspiration américaine comme ceux de Leroy Merlin sont des ateliers de fabrication numérique de type « Privé-Business » 31 se déployant sur des surfaces comprises entre 600 et plus de 2000 m2. Autour d’une invitation à créer, à fabriquer et à partager, la structure commerciale vend aux makers et aux entreprises la mise à disposition sur abonnement de la boite à outils du faire comprenant les traditionnelles découpeuses laser et imprimantes 3D des makerspaces. Au-delà de l’extension stratégique et financière de la marque du groupe Mulliez, les ateliers techshop sont également des lieux de formation qui, selon Thomas Bouret, leur directeur général, serviront d’une manière ou d’une autre la marque ; ils la servent déjà, d’ailleurs: « cela rejaillit sur notre image, cela augmente la valeur perçue de la marque, ce ne sont pas de petites choses » 32. A l’ère du faire, tisser une relation forte avec des consommateurs devenus makers repose de plus en plus sur le positionnement dynamique des valeurs de la marque et l’expérience partagée proposée aux clients.

En captant à peu de frais les externalités positives produites par les réseaux horizontaux du faire, les entreprises investies dans la co-conception peuvent apparaitre comme agents d’une récupération et d’une instrumentalisation du faire au profit de logiques de marché. Pour Michel Lallement: « ces lieux inventifs (les hackerspaces NDLR) ne sont pas nécessairement « récupérés » par le système capitaliste. Ils s’inscrivent dans la logique « interstitielle » décrite par Erik Olin Wright : ils créent des espaces d’émancipation dans les niches de la société dominante » 16. En ce sens, le sociologue Erik Olin Wright définit le « pouvoir d’agir social » comme un ensemble de démarches alternatives qualifiées d’« utopies réelles » 33 qui se logent dans les espaces et les fissures d’une structure sociale. Par ces dynamiques utopistes, le contrôle social sur l’économie serait permis, notamment à travers une plus grande participation collective à l’économie capitaliste. 

Or, le faire est historiquement affilié à une critique du modèle industriel capitalistique ; il met en acte des réflexions et des aspirations anciennes liées à la convivialité des outils qui, selon le penseur Yvan Illich, « stimule l’accomplissement personnel ». En écho, le philosophe André Gorz pensait que l’usage des technologies high tech d’autoproduction « élargit l’autonomie de tous » exercée dans des ateliers coopératifs ou communaux qui « pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit. » 34 En outre, selon le chercheur Yannick Rampala, « les fab labs et makerspaces peuvent devenir une pièce dans la reconquête de prises sur les conditions d’existence, précisément en offrant et en distribuant des capacités de production pour les artefacts constitutifs de la vie quotidienne. » 28. Michel Lallement soutient pour sa part que « le succès actuel des fablabs consacrerait de la sorte l’adoption d’un nouveau paradigme dont nous ne soupçonnons pas encore les conséquences » 35

DES MOYENS DE PRODUCTION DÉCENTRALISÉS COMME UTOPIE RÉALISÉE ?

Par le transfert massif des moyens de production vers le grand public, l’activité autonome librement consentie en fonction des besoins établis collectivement s’appuierait sur l’usage de machines-outils à commande numérique qui auparavant était exclusivement réservé à l’industrie. De la sorte : « Ces espaces (les fablabs NDLR) portent potentiellement une évolution du rapport aux objets,…et contribuent à installer une autre vision des cycles productifs » 28, comme l’évoque la pensée prophétique de l’économiste américain Jeremy Rifkin avec son idée de l’internet de tout. 36

Même si Michel Lallement pense « (qu’)une telle transition n’entérine aucunement la fin des entreprises « classiques » », il reconnaît l’existence d’un mouvement qui se donne les moyens très concrets de fabriquer un travail plus épanouissant que celui que beaucoup de nos contemporains connaissent aujourd’hui ; de fait,  pour le sociologue « Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler une « utopie concrète » «  et « à l’avenir, le faire sera ce que, collectivement, nous saurons en faire. » 35

Lorsque le travail de l’utopie est de rendre possible un impossible en transition, l’utopie est certaine de l’avènement de cette possibilité car « l’Histoire a toujours procédé ainsi, par l’action de minorités actives, d’abord isolées, qui ont finalement fait basculer les majorités et changé la face du monde 37. L’utopie, au fond, est « une invocation d’un ordre, à venir ou à faire, contre un désordre présent. » 38» .

Marc Chailleby


BIBLIOGRAPHIE

(1)     Vaden, T. gnu.org https://www.gnu.org/philosophy/rms-hack.fr.html.

(2)     Wark, M. Hacker’s Delight. Rue Descartes 2007, 55 (1), 118–126. https://doi.org/10.3917/rdes.055.0118.

(3)     Bureau, M.-C. L’éthique hacker infuse-t-elle le cœur de nos sociétés  Nectart 2019, 9 (2), 126–134. https://doi.org/10.3917/nect.009.0126.

(4)     Crozier, M.; Friedberg, E. L’acteur et Le Système; Editions du Seuil, 1977.

(5)     Michel Lallement: «À Noisebridge, est légitime celui qui fait» https://www.makery.info/2015/05/04/michel-lallement-a-noisebridge-est-legitime-celui-qui-fait/.

(6)     Levy, S. L’éthique des hackers; Tordjman, G., Series Ed.; Globe, 2013.

(7)     Lallement, M. Le travail de l’utopie: Godin et le Familistère de Guise; L’ Histoire] [de profil; les Belles lettres; les Belles lettres, 2009.

(8)     Djeriri, K.; Chamoux, A. Les facteurs de la souffrance au travail, l’approche du médecin du travail. « Constat et témoignage d’un médecin du travail à propos de la souffrance au travail en France en 2010 ». In La souffrance au travail : quelle responsabilité de l’entreprise ; Recherches; Armand Colin: Paris, 2012; pp 121–156. https://doi.org/10.3917/arco.barde.2012.01.0121.

(9)     Foucault, M.; Defert, D. Le corps utopique. suivi de Les hétérotopies / Michel Foucault; Nouvelles éd. Lignes. [Fécamp], 2009.

(10)     Nal, E. Les hétérotopies, enjeux et rôles des espaces autres pour l’éducation et la formation. Lieux collectifs et espaces personnels. Rech. Éducations 2015, No. 14, 147–161.

(11)     L’étrange mort du hacker berlinois //www.lexpress.fr/informations/l-etrange-mort-du-hacker-berlinois_632536.html.

(12)     Berlin: au bonheur des hackers https://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/12/16/berlin-au-bonheur-des-hackers_4335300_651865.html.

(13)     Noisebridge: les hackers de San Francisco http://strabic.fr/Noisebridge.

(14)     Q + R avec Ray Oldenburg https://www.steelcase.com/eu-fr/recherches/articles/sujets/design-q-a/q-ray-oldenburg/.

(15)     Singly, F. de. Libres ensemble?: l’individualisme dans la vie commune; Collection Essais & recherches (Paris).; Nathan?; Nathan, 2000.

(16)     Michel Lallement: «Les hackerspaces, laboratoires du changement social». Le Monde.fr. November 30, 2017.

(17)     Kalberg, S. 3. Le niveau de l’analyse : l’idéal-type. In La sociologie historique comparative de Max Weber; Recherches; La Découverte: Paris, 2002; pp 121–134.

(18)     Van Parijs, P. Chapitre 5 – L’ambivalence du libertarisme. In Qu’est-ce qu’une société juste; La Couleur des idées; Le Seuil: Paris, 1991; pp 114–126.

(19)     Le Chaos Communication Congress, place forte de la contre-culture numérique. Le Monde.fr. January 3, 2015.

(20)     Anderson, C. Makers: la nouvelle révolution industrielle; Le Séac’h, M., Series Ed.; Les Temps changent; Pearson; Pearson, 2012.

(21)     Les «makers» parviendront-ils à changer le monde https://www.liberation.fr/debats/2018/07/25/les-makers-parviendront-ils-a-changer-le-monde_1668805.

(22)     Les entreprises à l’écoute des «makers». Le Monde.fr. March 14, 2016.

(23)     Berrebi-Hoffmann, I.; Bureau, M.-C.; Lallement, M. Makers: enquête sur les laboratoires du changement social; Éditions du Seuil?; Éditions du Seuil; Éditions du Seuil, 2018.

(24)     A Lab Briq sociale, fablab anti-décrochage scolaire de Montreuil http://www.makery.info/2017/07/04/a-lab-briq-sociale-fablab-anti-decrochage-scolaire-de-montreuil/.

(25)     Bottollier-Depois, F.; Dalle, B.; Eychenne, F.; Jacquelin, A.; Kaplan, D.; Nelson, J.; Routin, V. Etat des lieux et typologie des ateliers de fabrication numérique. 2014, 107.

(26)     «Le mouvement Faire cherche à redonner un rapport positif au travail» Entretien avec Michel LallementManpowerGroup https://www.manpowergroup.fr/michel-lallement-age-du-faire-seuil/.

(27)     Gershenfeld, N. How to Make Almost Anything. 91 (6), 16.

(28)     Rumpala, Y. «Fab Labs», «makerspaces»: Entre Innovation et Émancipation Rev. Int. Léconomie Soc. 2014. https://doi.org/10.7202/1027278ar.

(29)     #DoItYourself: Analyse de l’évolution du modèle «DIY» à l’heure du numérique https://www.maddyness.com/2014/06/13/dot-it-yourself-maker-fablab-numerique/.

(30)     Les makers peuvent-ils construire l’entreprise de demain https://www.maddyness.com/2018/11/13/les-makers-peuvent-ils-construire-lentreprise-de-demain/.

(31)     Eychenne, F. Fab lab: l’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle; Fondation Internet nouvelle génération, Series Ed.; La Fabrique des possibles; Fyp éd.; Fing; Fyp éd.; Fing, 2012.

(32)     Comment ces marques ont réussi à créer une relation privilégiée avec les parisiens en s’installant dans leur quotidien https://legrandreservoir.com/comment-ces-marques-ont-reussi-a-creer-une-relation-privilegiee-avec-les-parisiens-en-sinstallant-dans-leur-quotidien/.

(33)     Wright, E. O. Utopies réelles; Farnea, V.; P., João Alexandre, Series Ed.; L’Horizon des possibles; la Découverte; la Découverte, 2017.

(34)     Gorz, A. Ecologica; Débats (Paris); Galilée; Galilée, 2008.

(35)     L’éthique hacker et l’esprit du faire. L’expérience des hackerspaces de la baie de San Francisco https://www.futuribles.com/fr/revue/410/lethique-hacker-et-lesprit-du-faire-lexperience-de/.

(36)     Jeremy Rifkin: L’Internet de tout nous sauvera-t-il tous? http://www.slate.fr/story/92925/jeremy-rifkin-internet-nous-sauvera-t-il-tous.

(37)     Flipo, F.; Lagneau, A. La transition, une utopie concrète ? Mouvements 2013, 75 (3), 7–12. https://doi.org/10.3917/mouv.075.0007.

(38)     Léger, D.; Hervieu, B. 5. La révolte des éducateurs. In Le retour à la nature; Espacements; Le Seuil: Paris, 1979; pp 131–157.


Crédit image :  Binary KoalaBryen ; Bundesarchiv ; Dave Jenson ; Doc Searls ; Fcb981 ; Mitch Altman ; SarahStierch ; SLUB Presse2015 ; VanlindtMarc  / CC BY-SA 2.0 – CC BY-SA 3.0 de – CC BY-SA 4.0

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